04 Oct L’amour de loin
La quête initiale de Jaufre Rudel est ce que les troubadours nommaient «Â fin’amor », ce qui est à l’origine de la conception amoureuse occidentale. On a souvent dit que l’amour était une invention du douzième siècle. A cette époque apparaît un sentiment nouveau, ou plus exactement, une nouvelle idéologie. L’amour n’est plus présenté simplement comme un besoin physique, mais comme une vertu. L’idée même de mourir par amour pour une femme, ou même de s’humilier devant elle, était peu valorisée en Occident jusqu’au dixième siècle. Ensuite, sous l’influence peut-être des conquérants arabes, parvenus jusqu’en Espagne, l’amour devient une valeur chevaleresque, et même la valeur suprême. Il consiste dans le renoncement à l’amour physique, comme la vie réelle commence pour le chevalier chrétien dans le renoncement à la vie d’ici-bas, dans l’épreuve de la mort. Le mépris de la jouissance physique devient alors le signe de la valeur et de la dignité de l’amant comme le mépris de la souffrance devient celle du guerrier.
Jaufre Rudel ne peut satisfaire son désir pour la «Â Dame jamais vue » séparée par la distance de la mer ; mais son amour n’en serait que plus grand. La distance même qui le sépare de son objet fait que son désir demeure pur et que s’affirme son caractère spirituel, et par conséquent sa valeur. Dans la mesure néanmoins où la distance n’est que géographique, elle est aussi réductible. Le lointain peut devenir un proche. Le premier mouvement de Jaufre est de combler cette distance en partant pour la Terre Sainte ; il veut supprimer l’obstacle purement spatial, la mer, qui existe entre le désir et l’objet du désir. En même temps, il sait qu’avec la possession de la Dame prendrait fin le rêve de l’amour, son caractère idéel. Non seulement le mariage, mais même la consommation en sera la négation. D’un côté, Jaufre veut donc supprimer l’obstacle de la distance, et franchir la distance de la mer. D’un autre côté, il a besoin de cet obstacle, et il redoute sa disparition, qui mettra fin à son joy d’aimer.