16 Oct Le rituel de la modernité
Le Saint François d’Assise de Messiaen a ainsi pu justifier à lui seul la construction de l’Opéra Bastille et rendre obsolète le fabuleux Palais Garnier. Chaque reprise de l’oeuvre confirme son caractère «classique» et son entrée progressive dans le panthéon musical, en dépit de son caractère monumental et des réactions auxquelles elle a d’abord donné lieu. Par son indépendance à l’égard de tout dogmatisme moderniste comme de la tradition, Messiaen a su inspirer le renouÂvellement de l’opéra et susciter de nouvelles vocations, comme celle de Kaija Saariaho. Sa musique forme une synthèse des courants esthétiques du siècle. Les antagonismes des années 1950 et 1960 se résolvent dans cette oeuvre inclassable. La dimension sacrée du rituel se trouve réactivée, qui semblait perdue depuis Bayreuth. Dans le même temps, Stockhausen allonge de quelques journées la durée de la semaine wagnérienne avec son heptalogie de lumière, Licht. La création de Messiaen constitue, à ce titre, un événement aussi déterminant que l’achèvement exemplaire de Lulu à Paris ou le centenaire du Ring à Bayreuth, dont les représentations tout aussi exemplaires consacrent la tradition de la modernité. L’achèvement du dernier opéra de Berg, en 1979, a permis de sortir d’une impasse, de passer à une autre époque, d’en finir avec le mythe du «dernier opéra», d’ouvrir la voie pour de nouvelles créations. Ceux qui ont voulu fermer les maisons de plaisir ont été paradoxalement les plus sévères gardiens du temple. Ils ont fait entrer l’opéra dans la modernité en le débarrassant des malentendus liés à l’industrie de masse ou de divertissement. Mais ils ont aussi figé le rituel dans la répétition, dans la forme d’une «grande tradition» impossible à poursuivre.
Or, la création est dans la vocation de toute institution. Elle est absolument vitale et nécessaire pour son devenir. La création est condamnée à se faire rare parce qu’elle est coûteuse. Elle est une forme de luxe ; elle est même le luxe par définition. Elle implique d’entreprendre des recherches et de faire des expériences qui ne pourront être ni rentables, ni bien accueillies. Mais profiter des seuls risques pris par les maisons d’opéra des siècles précédents n’est pas acceptable. La création du Don Giovanni de Mozart fut un échec, dont nous ne cessons néanmoins de tirer les bénéfices depuis le XVIIIe siècle. Le problème du XXe siècle n’a pas été la création comme telle de nouvelles oeuvres, mais celui de la possibilité de leur répétition en vue de la constitution d’un répertoire durable, transmissible dans une nouvelle tradition.
Extrait de l’introduction d’Alain Patrick Olivier