11 Fév Sens et rôle de Ratio dans les Soliloquia d’Augustin
L’introduction de Ratio comme guide et interlocutrice d’Augustin dans les Soliloques oblige à réfléchir sur le statut de la raison, non seulement dans ce dialogue, mais encore dans les dialogues antérieurs, en particulier le Contra Academicos et le De ordine. Non seulement, dans les Soliloques, la ratio est présentée sous une identité ambiguë – voix « extérieure » ou « intérieure »-, mais en outre elle semble être l’enjeu de l’ensemble du dialogue : « c’est justement ce que je m’efforce à grand-peine de savoir » (1, 1, 1). Cette remarque initiale dresse les bornes essentielles du statut de la raison dans les dialogues philosophiques : est-elle une entité extérieure, et en quelque sorte « hypostasiée », ou bien une réalité intérieure qui se manifeste en sa propre activité ? On peut dire que les théories qui furent proposées sur la raison suivent les hésitations d’Augustin. F. E. Van Fleteren (« Authority and Reason… », p. 43) propose au moins six significations différentes pour le terme ratio, résumant les recherches de ses prédécesseurs. La raison signifierait donc soit : 1) a rational understanding (C. Acad. 3, 19, 42 – 20, 43 ; De ord. 2, 5, 16 ; 2, 9, 26), 2) the Holy Spirit (De ord. 2, 9, 26), 3) the reason principles present in the universe (De ord. 2, 11, 30), 4) hypostatized reason (De ord. 2, 19, 50, Sol. passim), 5) a human faculty (De ord. 2, 11, 30 ; 18, 48), 6) a gaze of the mind (Sol. 1, 6, 12 – 7, 14). Il semble qu’il y ait là une certaine inflation permise par le trop célèbre caractère « flottant » du vocabulaire augustinien. Ne serait-il pas possible sans fixer de manière scolaire le sens de ce terme d’y déceler un caractère commun, voire d’éliminer certaines significations proposées ? Il est vrai qu’Augustin parle souvent de la ratio dans les dialogues antérieurs. En C. Acad. 1, 2, 5 il présente la mens ou la ratio comme ce qu’il y a de « meilleur en l’homme », comme la « partie de l’âme à laquelle tout le reste doit obéir ». Vivre selon les directives de cette partie permet d’accéder au bonheur (1, 3, 9 ; 1, 8, 23), elle est supérieure à « l’extrême sensibilité des « esprits » répandus dans l’air » (1, 7, 20) et l’homme parfait gouverne sa vie selon ses lois (1, 9, 24). Enfin, avec l’autorité, elle est l’une des voies qui conduisent à la science (3, 20, 43). De tels caractères, et un certain flottement dans l’emploi du vocabulaire, flottement qui déjà n’était pas étranger à Cicéron et témoigne de l’évolution du sens de telles notions à travers l’histoire de la philosophie (M. Van den Bruwaere, p. 133, 141, 144), se retrouvent dans le De ord. (1, 1, 1). La raison y apparaît comme responsable de l’ordre du monde (1, 1, 2), élaborant la science et son ordre (1, 2, 4 et l’ensemble du livre 2, I. Hadot, Arts libéraux…, p. 103 sq.). Stimulée par l’autorité des maîtres qui purifie la partie irrationnelle de l’âme (comparer à Sénèque, Ep. 5), la raison réalise la philosophie authentique, qui, de son côté, ne dédaigne pas les « mystères »(chrétiens) (J. Doignon, N.C. 18, B.A. 4/2 p. 349). Le De ordine propose alors une définition de la raison (2, 11, 30) qui sera reprise et développée dans la suite du dialogue (2, 18, 48 – 19, 50) et qui annonce déjà les remarques de Sol. (2, 11, 31). « La raison est un mouvement de l’intellect (mentis motio), (terme qui est déjà présent chez Cicéron, M. Van den Bruwaere, p. 141) capable de distinguer (distinguere) et d’unir (connectere) les objets de la science, dont il est très rare que le genre humain sache se servir pour comprendre Dieu ou l’âme qui est en nous ou celle qui est partout, et à cela il n’y a d’autre raison que le fait qu’il est difficile à celui qui s’est avancé dans les activités des sens de rentrer en lui-même » (trad. I. Hadot, Arts libéraux…, p.105). Cette définition possède ceci de remarquable que non seulement elle annonce le thème central des Soliloques : connaître Dieu et l’âme (1, 2, 7), mais qu’en outre elle indique que c’est par son mouvement même que la raison manifestera son identité et son statut, répondant en quelque sorte par sa définition à l’espoir d’Augustin au début des Soliloques : « C’est ce que je m’efforce à grand-peine de savoir ». De même que dans le second livre du De ordine la raison se manifeste à travers ses œuvres : la production des sciences en leur ordre, de même dans les Soliloques, c’est à travers son activité qu’elle permettra de réaliser ce retour à soi que le De ordine annonce si difficile, et cette ascension qui, à travers l’ordre des sciences, permet de commencer à connaître Dieu (De ord. 2, 11, 30, Sol. 1, 8, 15, voir aussi De imm. an. 11 sq.).
Quoi qu’il en soit, la définition de la raison comme motio mentis (De ord. 2, 11, 30) ou motus interior (De ord. 2, 18, 48) ou encore comme puissance (2, 18, 48) peut permettre de trouver ce point commun reliant entre eux les divers sens de la raison proposés antérieurement. En effet la signification attribuée à la notion de raison chez Augustin a varié en fonction du poids des traditions philosophiques chez les commentateurs. L. J. Van der Linden, en son article « Ratio et intellectus dans les premiers écrits de saint Augustin », montre clairement qu’il ne faut pas comprendre la ratio comme étant seulement un faculté de l’âme (R. Jolivet, E. Gilson, F. Körner, E. Dinkler), mais qu’elle indique « l’activité » même de l’âme, interprétation que proposait en partie J. Clémence (N.C. 10, B.A. 8) en affirmant que la « ratio est caractérisée par l’idée de réflexion ».
La thèse de O. Du Roy semble avoir voulu relancer le débat sur ce point, en proposant de voir dans la raison diverses significations en partie énumérées par F. Van Fleteren (p. 43). Le point qui semble avoir été le plus contesté est l’identification proposée par O. Du Roy entre la raison et l’Esprit Saint (L’intelligence …, p. 130 – 134). Son argumentation, qui repose sur une érudition remarquable dont le poids ne peut pas ne pas peser sur l’esprit du lecteur, présente une analyse minutieuse de De ord.. 2, 11, 30 – 31, dans laquelle il met certes en évidence les éléments néoplatoniciens du progressus et du reditus, mais amplifie de manière extrême ce qui n’est qu’une simple remarque d’Augustin. En De ord. 2, 11, 30, dans la définition qu’il donne de la raison, Augustin note qu’en tant que mouvement de l’esprit elle nous sert à comprendre « Dieu, l’âme qui est en nous ou celle qui est partout ». Cet ajout de l’âme qui est partout et qui caractérise l’âme du monde sert à O. Du Roy de fondement pour identifier la raison à la troisième hypostase plotinienne (p. 130) et à l’Esprit Saint (p. 133) en ayant recours à De ord. 2, 5, 16, texte dans lequel Augustin opère de manière explicite une relation entre l’activité philosophique et l’enseignement des mystères chrétiens : « Double est la voie que nous suivons, quand l’obscurité des choses nous ébranle : la raison ou au moins l’autorité. La philosophie promet la raison et à peine libère-t-elle un tout petit nombre d’hommes ; toutefois elle les contraint non seulement à ne pas dédaigner nos mystères, mais à les comprendre eux exclusivement comme ils doivent être compris ; et la vraie et, pour ainsi dire, l’authentique philosophie n’a aucune autre tâche que d’enseigner l’essence du principe de toutes choses sans principe, la grandeur de l’intellect qui demeure en lui et la nature de ce qui émane (manauerit) de lui pour notre salut, sans aucune dégénérescence, lui que, comme Dieu unique tout puissant et avec cela tri-puissant, Père, Fils et Esprit Saint, les mystères vénérables, qui libèrent les peuples par une foi sincère et inébranlable, proclament de façon ni confuse, comme le font certains, ni ignominieuse, comme le font beaucoup » (trad. J. Doignon). L’essentiel du rapprochement tient, en fait, au lien que O. Du Roy noue entre manauerit en 2, 15, 16 qu’il traduit par Emanation (avec un E majuscule) et procedit en 2, 11, 31, par lequel Augustin marque le mouvement de la raison qui « procède » de l’âme raisonnable vers les choses rationnelles, selon la disjonction qu’il opère entre rationabile = rationnel – ce qui est produit par la raison – et rationale = raisonnable – ce qui est de nature à se servir de la raison. Ce rapprochement facilité par l’usage des majuscules repose en réalité sur le fait de majorer et d’amplifier la signification de la raison comme activité de l’âme pour permettre de l’identifier à l’âme universelle. Ce passage est d’autant plus curieux que l’auteur note avec sagesse : « nous retrouverons souvent dans les premiers écrits d’Augustin cette hésitation entre l’âme individuelle et l’âme universelle. Il n’a d’ailleurs jamais tranché la question de l’existence de cette dernière (p. 130 – 131) ». Si Augustin n’a jamais tranché en faveur de l’existence d’une âme universelle, pourquoi alors faudrait-il opérer un passage de la raison comme activité de l’âme à l’à‚me du monde puis à l’Esprit-Saint ? Si Augustin mentionne « l’âme qui est partout » en 2, 11, 30, c’est sans doute sous le poids de la tradition philosophique qu’il connaît à travers Cicéron (voir Van den Bruwaere, p. 133, 141, 144), Plotin (J. Doignon, B.A. 4/2, p. 255, note 145) ou encore Porphyre. Cependant les passages utilisés par O. Du Roy en De ord. peuvent recevoir une interprétation beaucoup plus simple et tout autant inscrite dans l’environnement néoplatonicien et cicéronien qui est celui d’Augustin. Les remarques que l’on peut faire à ce propos tiennent au fait que O. Du Roy s’efforce, dans son ouvrage, de proposer une conception progressive de l’élaboration de la pensée d’Augustin qui se livrerait à un « syncrétisme profond et subtil » (p. 140) ; en outre, il ne reconnaît qu’une influence plotinienne sur les premières œuvres d’Augustin, ne laissant qu’en De immortalitate animae la possibilité d’une fréquentation porphyrienne (L’intelligence…, p. 185 – 186, 186, note 1), alors que la distinction in hac uita / post hanc uitam qui est typiquement porphyrienne (Bidez 10, p. 37* = De ciu. Dei 10, 29) apparaît déjà en C. Acad. 3, 9, 20 et en Sol. 1, 7, 14. Enfin, il est à remarquer qu’Augustin fait lui-même, et de manière claire, quelques rapprochements avec la Trinité dans les premiers dialogues : De beata uita, 34 – 35, et De ordine, 2, 5, 16. L’ensemble de l’argumentation de O. Du Roy qui le conduit à distinguer trois niveaux au sein même de la Raison (p. 140) : 1) le mouvement de l’esprit, 2) la Raison qui ordonne l’Univers qui fut identifiée à l’Esprit Saint, et 3) la raison discursive qui rapproche les sens 1 et 2 et les amène à l’unité, peut recevoir une explication plus simple. Tout d’abord, la démarche même du De ordine manifeste un fléchissement qui, d’une préoccupation relative à l’ordre du monde, s’achemine vers une réflexion sur l’ordre des disciplines libérales, réflexion qui manifeste l’activité de la raison. Les textes invoqués par O. Du Roy se situent dans cette partie de l’œuvre qui s’intéresse à l’activité propre de la ratio engendrant les disciplines libérales. En outre, les travaux de P. Hadot (Porphyre…, 1, p. 225 – 247, « àŠtre-vie-pensée… ») ont mis en évidence le mouvement de l’intelligence qui se développe selon le schème être-vie-pensée. Ce schème non seulement transpose l’ontologie stoïcienne, mais s’articule autour de la notion d’activité et de mouvement, dont Augustin fait le centre de sa définition de la raison en De ordine 2, 11, 30 et l’essentiel de son projet au début des Soliloques (1, 1, 1). C’est dans son activité elle-même que la raison se dévoile, soit à travers ses œuvres pour permettre à des débutants de saisir correctement le résultat de son activité et son activité (comme en De ordine), soit à travers l’analyse de cette activité dans la recherche de la certitude de l’immortalité de l’âme par l’inhabitation en elle de la Vérité (comme dans les Soliloques). Ainsi les trois moments que l’érudition et l’acribie de O. Du Roy dégagent peuvent être mieux saisis s’ils sont compris dans le cadre du schème être-vie-pensée. La raison, comme activité, vient de l’âme raisonnable, c’est-à -dire de l’âme qui use de la raison. Identifiée à l’âme, la raison est considérée dans son « être » qui ne se déploie pas encore ; dans son activité elle « procède », elle se « met en marche » vers ses propres objets : œuvres rationnelles ou discours. De la sorte elle se manifeste comme activité (De ord. 2, 11, 31). Cette activité peut se porter, en raison du statut intermédiaire de l’âme humaine, soit vers le sensible – alors l’âme déchoit et s’abandonne elle-même pour l’extériorité et l’illusion -, soit vers l’intelligible et alors la ratio revient vers elle et en sa propre activité découvre ce qu’elle est (De ord. 2, 11, 30). Il n’est donc pas nécessaire d’hypostasier la raison : la « raison même » n’est autre que l’élément « pensée » du schème être-vie-pensée. Comme être la ratio « est dans » l’âme raisonnable, antérieurement à tout déploiement ; comme activité elle se manifeste comme mouvement, motus interior (De ord. 2, 18, 4), motio mentis (De ord. 2, 11, 30), en tant qu’elle revient vers elle-même et prend conscience de son identité et de son statut ; orientée vers l’intelligible, elle manifeste le stade « pensée ». Ces trois sens différents du mot ratio ne sont alors que les moments prédominants (P. Hadot, Porphyre…, 1, p. 239sq.) de l’activité d’un même être.
Ces précisons un peu longues sont essentielles pour mieux cerner l’activité de la raison qui guide Augustin dans les Soliloques. Si le De ordine fait un détour par les œuvres de la raison, les Soliloques montrent l’activité de l’âme et de la raison, activité qui est manifestée de manière forte par le fait de prendre la raison comme guide (P. Courcelle, Connais-toi…, 3, p. 687). C’est ce schème dynamique être-vie-pensée qui animera la progression des Soliloques et que nous retrouverons à travers l’essentiel de l’ouvrage jusque dans les similitudines, les comparaisons que la raison exposera à Augustin afin de mieux lui faire saisir la fluidité de son activité même et celle incessante du Dieu des miséricordes, réalisant ainsi son plus cher souhait : « connaître Dieu et l’âme ».
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